12 – AMOUR… AMOUR

Comme tous les mercredis, Winifred recevait ce jour-là.

La propriété de Hans Elders était réputée parmi les plus élégantes de la banlieue de Durban. On y trouvait des hôtes aimables et accueillants.

C’est pourquoi les réceptions de Winifred Elders étaient toujours très suivies. On arrivait vers trois heures, et ceux qui venaient de loin trouvaient élégamment servi un thé copieux, que l’on prenait, soit sous les ombrages du jardin, soit dans le jardin d’hiver, puis, tandis que les personnes d’un certain âge s’installaient dans les fauteuils d’osier pour deviser des potins et des affaires, les jeunes gens, plus actifs s’adonnaient aux joies du tennis, voire même à celles du golf, jusqu’à la nuit tombante.

Ce mercredi-là, en dépit d’une température exquise et d’un soleil radieux, la réception de Winifred Elders ne présentait pas le caractère de gaieté et d’entrain qui lui était habituel.

— Enfin, interrogea miss Edith, fille d’un haut fonctionnaire, croyez-vous à cette histoire, colonel, et devons-nous nous inquiéter ?

— Hélas, mademoiselle, répondit le militaire, la situation est grave.

— Colonel, vous êtes comme le sphinx, vous parlez par énigmes, un peu de lumière s’il vous plaît.

— Ma foi, madame, le British Queen, ce beau steamer arrivé hier d’Angleterre, n’a pas obtenu des autorités du port la permission d’accoster, et cela, parce qu’une épidémie s’est déclarée à bord. La quarantaine est d’ailleurs décidée.

— Une épidémie ? mais de quoi ?

Le colonel expliqua à voix basse, d’un ton ému :

— C’est la peste, dit-on, qui est à bord du British Queen, elle aurait déjà fait de terribles ravages.

Un mouvement de stupeur succéda aux déclarations de l’officier.

Un jeune fonctionnaire, attaché à la chancellerie et qui était, lui aussi, au courant du drame, annonça autour de lui, sur un ton de suffisance rassurée :

— Il ne faut pas, mesdames, vous effrayer outre mesure et tout fait croire que le terrible fléau n’arrivera pas jusqu’à nous. Les précautions sont prises pour empêcher, même par la force, la moindre tentative de débarquement que voudraient essayer les malheureux pestiférés.

— Dieu soit loué, fit une vieille dame, nous serons sans doute épargnés. Si la peste éclatait à Durban, ce serait effroyable.

Mais le colonel Morriss, un pli soucieux au front, intervint à nouveau dans la conversation.

— Il va falloir prendre les plus grandes précautions. Certes, nous voulons tous espérer que la sinistre maladie ne touchera pas le sol de l’Afrique, mais il n’est pas moins certain que les douaniers ont signalé sur le bord des côtes la présence d’un naufragé sans doute, qui peut-être provient du British Queen… Il a reçu l’ordre, mesdames, déclarait l’officier de ne point quitter le rocher isolé de la falaise sur lequel il est venu aborder. Les troupes le gardent à vue et à distance.

— Quel genre d’homme ?

Le colonel haussa les épaules, esquissa un geste vague.

— On ne sait pas très exactement. On ne l’a vu que de loin. Il semble que ce soit un homme de couleur.

— Si c’est un noir, dit miss Edith, il n’y a absolument qu’à le tuer…

Le père de Winifred Elders, Hans, le chercheur de diamants, sur ce, avait entraîné l’officier dans le petit cabinet de travail qu’on connaît déjà.

— Eh bien, colonel, fit-il, qu’avez-vous décidé pour ce malheureux lieutenant ?

— Le lieutenant Wilson Drag est actuellement aux arrêts, à la caserne. D’ici quelques jours le conseil de guerre interviendra pour se prononcer sur son compte. C’est une affaire regrettable.

Hans Elders, hypocritement baissa la tête :

— C’est bien malheureux, en effet, colonel, surtout pour moi, pour ma fille. La pauvre enfant se remettra-t-elle jamais de cette émotion ?

D’un geste apitoyé, Hans Elders désignait à l’officier, Winifred qui passait, accompagnée d’un jeune homme, avec lequel elle s’entretenait, devant la fenêtre grande ouverte.

En réalité, la jeune fille n’avait pas l’air accablée outre mesure.

La jeune fille se promenait depuis une heure environ avec un jeune homme élégant, aux manières distinguées, à l’allure enjouée, et qu’elle connaissait depuis peu. La jeune fille ne le quittait plus. C’était un nouveau venu dans le petit groupe des habitués de Diamond House, et Winifred aimait beaucoup à faire de nouvelles connaissances.

Son nouveau chevalier servant était d’ailleurs, d’une personnalité suffisamment nouvelle et originale, pour bénéficier légitimement des frais que faisait la jeune fille à son égard.

C’était un étranger, un homme plein de charmes, et qui venait de ce pays prestigieux : la France, de cette capitale mondiale : Paris. Le jeune homme en question, n’était autre que Jérôme Fandor. Après l’affaire du National Club, il avait été présenté par Teddy, à diverses personnalités mondaines, comme étant un riche touriste, et on l’accueillait bien. Hans Elders l’avait même invité.

— C’est un mauvais début pour vous, monsieur, disait Winifred, arriver dans notre pays au moment où il est menacé du plus terrible des fléaux.

— Mon Dieu, mademoiselle, répliqua Fandor, il faut savoir prendre les choses comme elles viennent, et je vous avoue que j’admire vos réactions. Les hommes ont à peine tressailli, n’en ont pas moins continué à fumer leur cigare, les dames ont pris leur thé, comme si de rien n’était, et la partie de tennis ne s’est pas arrêtée.

— Vous croyez, monsieur, que nous sommes des gens froids ?

— Il doit y avoir des exceptions, mademoiselle, dit Fandor, avec un regard appuyé.

Winifred supporta hardiment le regard du journaliste :

— Alors, dit-elle, le Natal vous plaît ?

— Oui, fit Fandor, beaucoup…

— Cela m’étonne. Nous devons vous paraître des sauvages auprès de vos élégantes et gracieuses Européennes, auprès surtout de ces fameuses Parisiennes. Elles sont si jolies. Elles ont un tel chic…

— Je ne voudrais pas médire de mes compatriotes, mais je vous assure, mademoiselle, qu’il y a des femmes aussi charmantes, aussi spirituelles ailleurs.

Winifred rougit et Fandor se dit :

— Après tout, pourquoi ne serais-je pas, moi aussi le « flirt » de cette jeune fille ?

Elle était, en effet, très séduisante cette jolie brune, au teint velouté, à la belle chevelure noire et abondante, à la taille cambrée, à la silhouette majestueuse.

Winifred paraissait légèrement émue de l’admiration muette dont elle se sentait l’objet.

Ils continuèrent tous deux à s’éloigner de la maison, ils s’avancèrent dans une allée étroite, aux senteurs parfumées, à l’air frais, pleine d’ombre.

***

Fandor, de plus en plus intrigué par les événements et les mystères autour de Hans Elders et de sa famille, avait désiré faire plus ample connaissance avec le riche chercheur de diamants.

Or, voilà qu’il était dans la place et qu’il commençait même à se gagner l’intimité de la fille de la maison. Certes, il n’en abuserait dans aucun sens, mais enfin il était bon d’appartenir à l’intimité de ceux qu’il voulait étudier.

Si Fandor avait pu découvrir Fantômas, et s’il avait eu des nouvelles de Juve, il aurait été fort heureux. Hélas, Fandor aurait-il jamais le loisir de se reposer, la tranquillité d’esprit pour faire un retour sur soi-même, et de songer à l’avenir en considérant son passé ?

Les aventures les plus extraordinaires étaient son pain quotidien. Lorsqu’il n’était pas le héros de drames ou de cataclysmes, c’était autour de lui que naissaient les mystères, que se développaient des intrigues auxquelles il était forcé de participer, bon gré, mal gré.

La dernière aventure dont il avait été le témoin et le héros, celle du National Club, était encore fort mal élucidée dans l’esprit de Fandor.

Le journaliste se demandait toujours quel pouvait bien être le vrai coupable.

Certes, il avait foi dans les déclarations de son ami Teddy. Mais la grosse question pour lui, c’était de savoir quelle était la part respective de culpabilité de Hans Elders et du lieutenant Wilson Drag. Quel but ils avaient visé chacun de leur côté. Et la fameuse et sinistre tête de mort ?

Fandor, en venant à la réception, avait quelque peu redouté des questions indiscrètes ou gênantes, car assurément l’algarade de l’avant-veille au National Club, pouvait être connue.

Elle l’était, en effet, mais heureusement pour Fandor l’actualité qu’il constituait personnellement était reléguée au second plan, par une nouvelle plus troublante, plus récente aussi : la peste à bord du British Queen.

***

Fandor et Winifred, peu à peu s’étaient éloignés du reste des invités, dans le jardin.

Et voici qu’ils se trouvaient seuls, en plein bois, au milieu du grand silence africain.

Fandor considérait la jolie brune avec émotion. Entreprenant, audacieux, le jeune homme, qui, non seulement se laissait aller à un penchant naturel, mais qui éprouvait en outre un vif désir de savoir jusqu’à quel point la jeune fille était fidèle au souvenir du lieutenant, se rapprocha d’elle.

Dans un élan passionné, il prit sa main dans les siennes.

— Monsieur, dit Winifred, d’une voix étouffée, que faites-vous, je vous prie ?

Winifred, toutefois ne retirait pas sa main. Mais soudain, la jeune fille poussa un cri et Fandor s’arrêta net.

Winifred, au surplus s’arracha brusquement à son étreinte et disparut en courant, laissant Fandor, en tête à tête avec un tiers qui venait de surgir du plus épais de la forêt.

Teddy.

Teddy à cheval et qui, de la pointe de sa cravache frappait sa botte molle.

Fandor qui avait redouté l’irruption de quelque personnage auquel il aurait fallu fournir des explications, poussa un soupir de soulagement.

— Parbleu, fit-il, Teddy, mon ami, vous êtes joliment malin, j’ai la prétention d’avoir l’oreille exercée, mais je ne vous ai pas entendu venir.

— Vous étiez fort occupé, répliqua Teddy d’un petit ton sec, cependant qu’il fixait sur Fandor ses grands yeux noirs, brillant d’un éclat singulier.

— Le fait est, reconnut Fandor que je ne m’ennuyais pas du tout. Cette mademoiselle Elders est une charmante jeune fille, un peu coquette, peut-être, mais elle vous a une grâce, un entrain, un charme.

— Je vous en prie, interrompit Teddy, il est inutile de m’énumérer ses qualités, je suppose que vous les connaissez déjà. D’ailleurs, ce n’est pas pour vous entretenir de Winifred que je suis ici. Je venais vous prévenir…

— Quoi de nouveau ?

— Jupiter a retrouvé son argent, ainsi que je vous l’avais annoncé. Vous voyez Fandor que je ne suis pas un menteur. L’argent que je possédais l’autre soir n’était donc pas celui du noir.

Les yeux du jeune cavalier s’étaient remplis de larmes.

— Au fond, déclara Fandor, je ne vous ai jamais soupçonné Teddy. Tant mieux, si le noir a retrouvé son argent, il ne nous reste plus maintenant…

— Il l’a retrouvé par mes soins, par ma volonté, loin d’ici, au bord de la mer, sur la côte. Avez-vous revu Jupiter depuis ?

— Ma foi non, fit Fandor… Ah ça, mais il faudrait tout de même savoir, Teddy… Le colonel Morriss parlait tout à l’heure d’un homme que l’on croyait échappé du British Queen et que l’on garde à vue sur les récifs de la falaise. Un noir, paraît-il, ne serait-il pas. Est-ce le pauvre Jupiter ?

Teddy semblait frappé par la coïncidence.

— Vous devez avoir raison, Fandor, déclara-t-il, mon Dieu ce ne serait pas de chance.

— Où allez-vous, interrogea Fandor… vous partez déjà ?

Teddy s’éloignait en effet.

— Je vois aux nouvelles, je vais voir Jupiter, il faut que je tire ça au clair.

— Sapristi, s’écria Fandor, ne vous sauvez donc pas comme ça. J’irais bien avec vous.

Teddy, déjà loin, s’arrêta pour crier au journaliste :

— Vous serez beaucoup mieux ici, mon cher. Vous irez faire la cour à Winifred. Amusez-vous bien, amusez-vous bien.

Et Teddy, enfonçant rageusement les éperons dans les flancs de la bête, disparut dans les fourrés.

Fandor demeura songeur un instant.

Il se décida ensuite à retourner à Diamond House, où évidemment l’avait précédé la charmante Winifred…

— Oh ! oh ! pensait Fandor lorsqu’il eut regagné le jeu de tennis devant lequel on prenait le thé, oh ! oh ! décidément, mon petit ami Teddy a quelque chose qui le turlupine. Mais quel est l’organe attaqué ? Est-ce le cerveau ou est-ce le cœur ?